Je souffle. La fumée s'envole doucement vers le ciel, éclairée par le soleil. Dans ma main la cigarette brûle, et ici, c'est bien la seule chose entrain de s'embraser. Je regarde l'extrémité incandescente de ma clope, et je rêve. Je vois les cendres tomber doucement sur le sol, voletant, planant en y laissant presque aucune trace. Seules quelques personnes avisées considéreront avec désapprobation ces quelques marques. Ces minuscules marques. Je me sens exactement comme cette cigarettes, mes actes étant les cendres et leurs effets les marques. Être en feu sans brûler qui que ce soit.

Je suis assis sur un muret, en face du Quartier Général des Érudits où je travaille. La cigarette dans la main droite et la main gauche posée sur un clavier d'ordinateur. L'air d'un gamin. Il y a un peu de vent, une brise fraîche. Par moments, quelques personnes s'agitent, entrent et sortent du bâtiment. Tous portent au moins un vêtement de couleur bleu, et souvent plus, comme pour montrer une certaine fierté. La majorité des passants revêtent également des lunettes, comme si cela était une preuve d'intelligence. J'ai remarqué que cette tendance atteignait moins les membres les plus jeunes, même si la plupart des novices, notamment les natifs, testaient à un moment donné cette mode. Pour afficher une preuve supplémentaire d'appartenance, très certainement, exactement comme les Audacieux arboraient différents tatouages.

Quelque secondes auparavant, j'écrivais une première ébauche d'un discours pour Jeanine, destiné à être prononcée devant une flopée de journalistes. L'allocution, évidemment, ferait beaucoup de bruit. Et comme à chaque fois que l'encre coulait à flots, il y avait un risque de bavures. Du travail en perspective. Pour éviter un maximum de problèmes, je travaille autant que je peux le discours de base, en sachant qu'à la base, la majorité des journalistes sont exactement comme les autres personnes. Pas particulièrement protestataires, et tout aussi prompts à croire ce qu'on leur raconte. Pour faire en sorte qu'ils relayent les propos tenus sous un jour positif, il suffit de leur plaire.

J'envoie le fichier, en sachant que j'aurais un débriefing avec la leader plus tard dans la journée. C'est le milieu de la matinée, il est près de dix heures et demie. Je remonte dans le bâtiment pour ranger l'ordinateur, m'épargnant de remonter marche après marche en prenant l'ascenseur. Une fois arrivé dans mon bureau, j'ouvre la fenêtre. J'ouvre la fenêtre et me penche par dessus le rebord. Je sens le vent chaud et frais d'été sur mon visage. Je respire, et je réfléchis, en fixant mon regard sur les multiples reflets des lumières de la ville sur les buildings de verre. L'allégorie de l'ambition, du pouvoir. Des tours élégantes, fragiles et imposantes, miroir du jeu des apparences et du pouvoir. Symbole du désir d'aller toujours plus haut, d'en savoir toujours plus, et de tout contempler sans jamais avoir à lever la tête. Avoir le sentiment enivrant que tout nous appartient, qu'on peut tout faire. Avec ce vent d'été et cette vision, j'ai l'illusion que je peux tout faire, moi aussi. Une simple et belle illusion, mais je sais ce qu'il y a derrière. Je ne sais même plus si j'ai envie d'y croire.

En dehors des objectifs classiques de conseiller, je suis censé récupérer le plus d'informations possible sur le Gouvernement des Altruistes pour le faire tomber, et je dois dire que je mets un certain zèle à faire ce travail, car c'est quelque chose qui sert mes objectifs personnels. Je repense à un cas d'Erudit natif des Altruistes, un professeur nommé Ethan Jones. À la fois soupçonné d'avoir des liens certains avec sa faction d'origine, puisqu'il avait revu une Altruiste, Emy Brown quelque temps auparavant, même si on ne connaissait pas exactement la teneur de leur relation, et à peine si leur contact relevait vraiment d'une relation, mais également un potentiel informateur, et il serait judicieux de le convaincre de nous parler de son ancienne faction. Pour cela, plusieurs méthodes sont envisageables, mais je ne le connais pas assez pour savoir laquelle peut être la plus efficace. Après tout, on n'a pas de contact en dehors de quelques rencontre purement professionnelles. J'ai un peu de temps devant moi.

Je me dirige vers le lycée. Il n'y avait pas grand monde dans les artères de la ville. Avec la chaleur, ceux qui ne travaillaient pas préféraient rester chez eux. Quelques personnes seulement, mais toutes tournées dans la même direction. On pourrait croire qu'on cherche tous à atteindre un objectif commun. Dans un autre monde, nous nous serions sentis soudés. Mais il ne fallait pas rêver autant. Nous avions tous notre propres buts, et qu'est-ce qui pouvait nous empêcher d'y arriver? Pourquoi est-ce que je voudrais faire la même chose que la personne qui est devant moi? Aucune raison. Dans les apparences, nous sommes tous les mêmes, tournés dans la même direction. Mais il ne faut pas croire les apparences.

J'entre dans l'établissement. J'arrive quelques minutes après le début d'une heure de cours. A l'extérieur, il n'y a que quelques surveillants, des Audacieux. On m'indique la salle de cours d'Ethan, et je frappe à la porte. Le prof ouvre, laissant apercevoir derrière la porte des élèves d'environ seize ans, plus ou moins concentrés sur un exercice. Des Sincères, des Érudits, des Audacieux ainsi que des Fraternels et des Altruistes de mêlent, mais derrière cette apparente mixité, on voit que les jeunes restent regroupés selon leur factions.

L'homme ouvre et s'enquiert des raisons de ma présence, sans qu'aucune émotion ne transparaisse sur son visage ou dans sa voix. Immédiatement, les élèves les plus proches de la porte qui l'ont entendu se mettent à chuchoter entre eux. Et on se doute de la faction de naissance des plus bavards.

-Je suis venu assister à votre cours. Il ne s'agit pas d'une inspection mais plutôt d'une visite pour vérifier la pertinence des programmes et envisager leur amélioration sur certains points. Cela ne vous dérange pas, j'espère? demandé-je, avec un ton tout aussi neutre que celui de mon interlocuteur.

Je n'avais pas eu à chercher loin le prétexte de ma visite, les journaux Érudits relayent en effet la question d'éventuels changement dans les enseignements des lycéens. Enfin, en toute honnêteté, la question n'était évidemment posée que pour la forme. Je me fichais totalement de savoir si mon arrivée lui posait un quelconque problème.

Spoiler: